jeudi 31 août 2023

studio du Québec à NYC : jours 28-29-30 sur 151

C'est peut-être une évidence, mais je réalise qu'aller voir des concerts est une partie de mon travail. Ce n'est pas parce que c'est agréable que ce n'est pas du travail. Ce n'est pas parce que j'ai envie de le faire que ce n'est pas du travail. Quand je pense au « travail » pourtant, pour moi c'est nécessairement une des deux catégories suivantes : nuisance ou musicien live. La catégorie nuisance a primé pendant mes 20 premières années d'emploi, le travail dans ce cas est quelque chose que je ne ferais pas autrement que pour l'argent, quelque chose qui empêche de faire ce qui est important pour moi : faire la potiche à l'accueil « bonjour, oui la conférence est au 2e étage à droite », faire du crissing (papier 1, papier 2, coupon, cocarde, reçu de paiement, crisser dans l'enveloppe, mettre l'étiquette générée avec un macro Excel sur l'enveloppe, mettre le timbre, mettre sur la pile, recommencer), corriger 150 examens et travaux d'élèves entre le 24 et le 27 décembre, « bonjour, oui on fait une étude aujourd'hui sur les habitudes des... », etc. Pas surprenant dans ce cas que j'aie de la misère à considérer la musique comme un travail. Mais la musique live est manifestement du travail, puisqu'elle vient avec un chèque de paye, un montant que je mets dans mes impôts sous la catégorie travail. Et quand il n'y a pas de paye comme ça arrive souvent, l'analogie avec les fois où il y avait une paye est tellement directe que oui, pour moi ça compte comme du travail, dans la catégorie du travail qui me tente.

Je m'entends chercher les aspects de l'activité « aller au concert » qui me sont désagréables, pour que ça compte comme du travail, pour que l'occupation « travail » y colle mieux. Car mon axiomatique évolue bien lentement; quand d'emblée je dis que le travail peut être une chose agréable, on voit que je n'y crois pas vraiment au-delà de la théorie. Delà de la. Il faut s'y rendre, au concert, et ça pourrait être désagréable, mais j'apprécie la plupart du temps le déplacement, un effort oui, épreuve parfois insurmontable je l'avoue, surtout partant du divan, mais une excuse parfaite pour bouger et, quand je suis dans une autre ville, voir des endroits en chemin que je n'aurais pas vu autrement. Christophe Colomb dirait « découvrir », ou peut-être quelque chose comme « descouvroyer », confirmant en tout cas qu'il porte bien son nom. Le concert est parfois mauvais où trop fort, et là je reste car on ne sait jamais ce qui peut se passer après 45 min de sauce brune, je reste parfois par politesse aussi. Persévérer dans l'insupportable, voilà une bonne caractéristique, un classique du monde du travail. Axiomatique, légitime. Enfin — car tout ce qui précède n'est vraiment qu'une introduction — la partie la plus difficile d'aller voir un concert, quand on finit par admettre que ça fait partie de son travail, c'est d'être vu et de se présenter. Et ça, ça ça tire du jus. Je ne suis pas si gêné ni maladivement introverti, mais aller briser la glace à un·e musicien·ne après son set, honnêtement ça me répugne un peu. La personne converse avec ses ami·es et je dois attendre, un peu de côté, comme si de rien n'était, n'ayant pas du tout l'air mal à l'aise même si je suis seul dans ma gang quand tous les autres sont en petits groupe, je dois attendre la bonne fenêtre d'opportunité pour placer mon « heyyyy nice set » qui sonne tellement cheap, mon « thanks for the music » pendant lequel je m'imagine avec de grands yeux avec des étincelles comme un personnage dans un anime, ou mon ridicule « that was amazing »; je suis la NASA et je calcule les mouvements du ciel avant de lancer ma sonde spatiale Opportunity, et comme elle, j'attends ensuite de savoir si j'ai atteint mon objectif. Au contraire d'une expédition scientifique par contre, l'objectif de mon alunissage, de mon amarsissage, n'est pas précis. 25 ans de small talk de covoiturage avec des inconnu·es s'ajoutent donc à toutes mes connaissances sur le milieu de la musique improvisée pour générer un bout de conversation et, idéalement, placer « Rémy Bélanger de Beauport », puis « cello » avant de pouvoir partir, soulagé. The eagle has landed.

Ça fait donc près d'un mois que je travaille tous les jours, c'est ça que je voulais dire. Il me faut ralentir la cadence, juste un tout petit peu, pour tenir jusqu'au bout. Prévoir une première journée de congé, où je ne toucherai pas à mon email et où je n'irai pas voir un concert en lien avec ma vie de musicien. Tiens, un synonyme intéressant, « vie » au lieu de « travail ». Prendre un congé de sa vie un instant, pour mieux y revenir.

Alors ce lundi 28 août, après une journée passée à mixer mes super duos avec Kwami Winfield (travail, j'admets), j'ai été au yoga de 18 h puis j'ai pris une longue marche sur le bord de l'eau, au hasard, remontant par le Financial District. Passer par hasard par Wall Street, la fameuse, c'est un autre feeling que se rendre compte qu'on est sur la rue Arago Est, mettons.

Mardi 29 août

La déception. Une des parties du travail de musicien qui me dérange le plus est l'écriture de demandes de subventions. Ça m'écœure au point que j'ai de la misère à ouvrir les pages web du CAC et du CALQ. Pour mon projet de série de concerts en novembre 2024, je dois chercher les dates limites des dépôts. En fait, je dois tout d'abord lire sur les différents programmes pour savoir dans quoi appliquer. Ça fait des mois que c'est sur ma liste de choses à faire; des mois pendant lesquels j'ai lu d'une part des centaines et des centaines de pages bien plus ambitieuses de Proust, et d'autre part des centaines et des centaines de descriptions beaucoup plus insipides du côté de tinder. Introduction : établir à quel point ça me mets sans connaissance juste la pensée de la demande de subvention, check.

La déception donc, à 9 h 56 le mardi 29 août, quand j'ai su que ma demande de subvention déposée le 5 avril 2023 à 21 h 40 avait été refusée. 6 mois d'attente. Fuck. Tout le travail derrière ça. Surtout, avoir eu à déranger 9 musicien·nes incroyables pour leur quêter des lettres d'appui, lettres d'intérêt, textes de bio. Puis toutes les journées passées à vivre de café les yeux et l'esprit saturés de mon texte. Les extraits sonores, vidéo créés spécialement pour bien expliquer au jury. Les bouts de partitions, se vendre, montrer que ma démarche va au-delà de..., s'inscrit dans..., permet à... Et surtout l'odieux d'une obligation de rêver. Les demandes de subventions demandent des dates, des échéanciers, il faut se projeter dans l'avenir, il faut y croire. Et immanquablement, on finit par y croire. On finit par déroger à la raisonnable « vie sans espoir » qui permettrait d'avancer et de recevoir les bonnes nouvelles pour des bonnes nouvelles plutôt que des confirmations banales, et les mauvaises nouvelles comme des jambettes inconséquentes plutôt que de véritables échecs. La demande de subvention, quand elle demande de montrer que notre projet est viable, réalisable, quand elle exige jusqu'aux dates et horaires de répétition, force l'espoir. Et plus l'espoir est grand, plus ça fait chier de se le faire refuser.

La déception, mais ç'a déjà été pire. On dit que les refus c'est normal et c'est vrai, c'est statistiquement vrai. On dit que les refus on s'y habitue et c'est faux, mais j'ai déjà été plus démoli que ça, j'ai déjà eu moins de contrôle sur le vertigineux de mes espoirs.

La déception. Il faudra écrire à toustes les collaborateur·ices pour leur annoncer, avec juste la bonne dose de « ça va bien aller », de déception bien sentie mais pas trop, de « on continue », que le projet n'a pas passé et que les heures de travail qu'iels m'ont accordé ne seront pas payées. Pas pour l'instant.

Car la déception, c'est aussi une déception prospective. Quelle suite donner? Il faudra revenir sur les lieux du trauma, repasser par les mêmes chemins, les mêmes épreuves et étapes qui ont abouti à l'échec la fois précédente. Reprendre espoir, être sincère sinon le jury va s'en rendre compte. Évidemment, trouver un moyen de redéposer une demande de subvention pour le même projet, mais peut-être sous un autre aspect, à un autre organisme, dans un autre programme, etc. La première étape : récolter les commentaires du jury parce qu'à date tout ce que j'ai c'est un générique « Bien que votre demande ait obtenu la note minimale dans chacune des catégories d'évaluation, elle n’a pas obtenu une note assez élevée pour recevoir une subvention. » Et, plus loin « Nous ne sommes pas en mesure de fournir une rétroaction sur les demandes de subvention antérieures. » Depuis quand? Il me semblait que c'était la base.

Cuver la déception. M'asseoir sur le divan pendant quelques heures, de jour, ce que je ne fais jamais.

Puis la vie (le travai?) continue. Une excellente pratique de violoncelle suivie de mon 2 km de nage — 80 longueurs pour les intimes — suivi d'un souper au Noodle Village (pas si bon malgré les éloges en ligne), suivi d'un concert, yeah.

29 août @ Freddy's, South Slope Brooklyn
duo [Shayna Dulberger (contrebasse), Lucia Stavros (harpe)]
duo [Ed Bear (sax baryton amplifié), Paul Feitzinger (percussions amplifiées)]
trio [Sean Ali (contrebasse préparée), Carlo Costa (batterie), Sandy Ewen (guitare électrique, électroniques)]

Je regardais le show en me disant à quel point ces lieux pour la musique expérimentale sont importants et ne tiennent pas à grand chose. Cette fois, le bar Freddy's est quand même sympathique, mais sa salle de concert, une pièce avec un maximum d'une quinzaine de places assises, cachée entre deux cloisons, ressemble plutôt à un ancien débarras. Beaucoup moins chic et spacieux que le débarras du Murphy's à Québec, dans la même catégorie. Mais nous y voilà, irréductibles du mardi soir, irréductibles de toutes les déceptions, bravant les kilomètres pour finir les doigts dans les oreilles dans le bout de cymbale amplifiée du deuxième set et la yueule à terre pour tous les états traversés pendant le troisième set.

Mercredi 30 août

Mission : renouveler mon contrat de téléphone. Encore une fois, c'est différent d'aller à la boutique de son fournisseur cellulaire sur Broadway Avenue plutôt qu'aux galerie de la Capitale c'est mode et merveille. Je me suis tout autant fait fourrer, mais ça ne m'a pas empêché de passer une belle journée. Car depuis deux jours j'avais épuisé les données sur mon cell et je me promenais de wifi gratuit en wifi gratuit. En arrivant au T-Mobile j'ai demandé c'était combien passer à un meilleur forfait, la fille m'a répondu que pour 10$ de plus j'avais 12 Go de données au lieu de 6,5 Go, j'ai dit ah ouais pourquoi pas, elle m'a dit j'ai apporté les modifications en prenant 10$ sur ton compte en ligne, j'ai dit quelque chose comme attends peu ça veut dire que le paiement que j'ai essayé de faire en ligne l'autre fois et pour lequel je n'ai reçu aucune confirmation a marché?, elle m'a dit quelque chose comme bin il y avait 25$ dans ton compte et il y en a maintenant 15$, j'ai dit attends peu t'as pas renouvelé mon contrat pour le mois prochain?, elle a dit non tu as maintenant 12 Go de data jusqu'au prochain cycle de facturation, j'y dit bin le prochain cycle de facturation c'est genre après-demain je viens-tu de payer 10$ pour 4 jours d'internet, elle me dit bin tu peux essayer de tout dépenser 12 Go en quelques jours c'est facile avec des vidéos youtube, j'y dit c'est pas ça l'idée j'ai juste besoin de google maps, silence, et je lui demande si là pour le 3 septembre il faut que je repaye, elle me dit que oui il y avait maintenant 15$ dans mon compte et il faut en ajouter car mon nouveau forfait est 35$, j'y dit attends peu là je m'attendais à ce que l'ajustement à mon compte se fasse au prorata du nombre de jours qui restent au mois, elle me répond qu'elle comprend, et j'ai vraiment senti qu'elle venait de comprendre ce qui venait de se passer, et qu'elle s'en crissait royal et que c'était la meilleure attitude possible dans la situation, elle me dit donc qu'elle comprend, mais que c'est comme ça que la compagnie fonctionne. Alors j'ai un nouveau forfait de téléphone avec le double de data, parce que c'est pas vrai que pour sauver 10$ je vais m'empêcher d'envoyer un petit vidéo de ce que je vois à mes ami·es de temps en temps. Priorités.

Dépité, mais pas si affecté que ça, j'ai loadé mon google maps et me suis rendu compte que j'étais proche de Union Square, autre lieu emblématique que j'avais prévu aller voir. Bon plan de dîner. C'était platte. J'ai poursuivi mon ascension de Broadway jusqu'au Madison Square, où j'ai lu pendant un bon bout avant de me rendre à un autre excellent concert de la série de Pioneer Works à Times Square.

30 août @ Times Square, Midtown Manhattan
HxH [Lester St. Louis (laptop, objets, électroniques), Chris Williams (laptop, électriques)]

Leur musique de bruits devenait la ville. The City. La ville devenait leur musique aussi, s'engouffrant dans les ordinateurs avec ses cris aigus de touristes, ses ambulances, ses klaxons, le frétillement des lumières. Autant je m'étais déçu moi-même de ma réaction de faiblard lors de ma première visite à Times Square, autant je profite maintenant de cet état un peu second dans lequel me mettent toutes ses surenchères visuelles, auditives, olfactives, et même tactiles avec les bouffées de vent chaud, la densité épaisse de l'activité humaine et machine. Une journée donc à fréquenter quatre points d'ancrage, que dis-je cinq repères psychogéographiques sur Broadway : la boutique T-Mobile, Union Square, Madison Square, Times Square, puis l'épicerie Whole Foods où ma miche de pain à 8$ a bien ajouté un autre volet de surenchère new-yorkaise. Je suis rentré, j'ai soupé à l'heure des boss et j'ai écouté des vidéos niaiseux, question de ne pas trop trop travailler.

Jeudi 31 août

Mission renouveler mon contrat de téléphone, prise 2. Finalement il s'agit de mettre de l'argent à partir de ma carte de crédit sur mon profil T-Mobile, et bien que je ne reçoive pas de confirmation ou reçu, le montant finit par apparaître sur ma balance et me voilà prêt au prochain cycle de facturation le 3 septembre. Entre temps, écrire ceci est bien en masse il est déjà 14 h [15 h après deux clémentines, relecture et corrections]. Violoncelle, café-lecture, un concert dans un bar appelé « Berlin Under A »? un concert d'une vibraphoniste qui s'appelle Sasha Berliner? Décidément. Sur le site web de Sasha Berliner, je vois qu'elle joue à Rimouski demain, impossible qu'elle soit vraiment sur le programme tantôt. À moins d'un jet privé. À suivre. Je dois aussi me trouver un kit de son, je ne vais pas passer encore 4 moins avec juste un petit speaker blue tooth dans mon appart. C'est mon travail.