samedi 22 juillet 2017

Naked State : Jour 1

J’ai regardé un arbre pendant une demi-heure. Un sapin. Une épinette bleue? J’ai vu ton visage. Le ciel était neutre, gris. Tout est devenu bleu. La cime de l’arbre, contre-jour aveuglant.

J’ai plongé dans le sapin, sa géographie particulière. Épines, pointues. Symétriquement disposées. Enchevêtrement des branches. Leur disposition suit un dessin général cohérent, avec mille variations singulières. Points d’attache points de rupture. Épines, toucher les épines. La douleur symétrique, particulière. Une essence.

Puis j’ai voulu jouer mais je n’étais pas réchauffé. L’archet n’agrippait pas aux cordes. Il a fallu recommencer.

Aucun vent. Une brise imperceptible à l’occasion. S’enroule aux chevilles.
Aucun soleil. Un épaississement chaud de l’air à l’occasion. Alourdit les épaules.
Gouttes de pluie. Et le sol qui reste sol sous les ploiements du gazon.

Je me suis laissé piquer par les moustiques. Qu’elles se nourrissent. Un moustique ne pique pas tout de suite. Il se promène, cherche son spot. Puis il pique, on le sent précisément. Puis c’est fini.



Jouer l’extérieur, lorsque rien ne bouge, n’est pas valorisant. J’ai tenté une première session ce matin dont voici l’extrait. Le temps était platte donc la musique est platte. C’est ce qui est difficile et que j’ai réussi peut-être, pour cette première : ne pas tricher. Ne pas essayer de rendre la musique intéressante. Pour l’instant. Faire confiance à l’apprentissage.

Ne pas succomber à l’attrait du développement narratif, téléologie du suspense.
Ne pas sculpter, échafauder le temps.

Les questions de traduction et d’assignation arrivent assez vite. Guide d’écoute : la fontaine au loin. Si l’arbre et sa posture m’inspirent un intervalle tenu [0 min 14 s], les gouttes d’eau une harmonique [0 min 24 s], la visite d’un maringouin un grincement [0 min 43 s], le changement solaire une variation d’intensité [3 min 03 s], le vent un vibrato [3 min 42 s], comment jouer tout ça en même temps? Si mon attention est portée vers la texture du sol, que je traduis par des sub-tones sur la grosse corde [14 min 25 s], mais qu’un moustique se met à m’énerver [15 min 19 s], comment continuer à intégrer la texture du sol à la micro-agression de la piqûre?

Aussi, comment raccourcir le délai entre sensation et action? Par exemple, je reçois une goutte d’eau, je me rends compte que je reçois une goutte d’eau, je me rappelle que j’ai un son pour ça, j’intègre le son à tout le reste. Le processus est beaucoup trop long; il faut que le son réponde instantanément au stimuli.

Enfin, il me faut réviser ma perception du temps qui passe. J’avais l’impression d’avoir joué une demi-heure mais l’enregistrement ne dure que 17 minutes.

Une clarification. Mon projet est de jouer l’extérieur. En discutant avec Teresa Ascencao, l’artiste-ressource ici, je me suis rendu compte qu’il était important de préciser que « l’extérieur » que je veux jouer n’est pas sonore. Les inspirations sonores à Bare Oaks sont multiples : par exemple, concert de grenouilles hier soir, rythmes et effets stéréo auxquels j’aurais pu participer. Il y a aussi un perroquet dans un des campeurs, qu’en entend très bien et qui fait plein de sons intéressants. Je prévois prendre un moment d’exploration avec tout ça mais mon objectif est autre.

L’extérieur que je veux jouer se définit et se décompose en lumière, air, texture.
Ne pas répondre aux sons, m’ajouter aux sons.

L’expérience sociale de Bare Oaks se poursuit. En 24 h, j’ai déjà appris plusieurs nouveaux noms. Jacob Love, un photographe de Londres, Angleterre — on précise car London, Ontario n’est pas loin — est vraiment smatte. J’avais commandé une de ses oeuvres avant de partir, je suis content qu’il ne soit pas une personne désagréable. Eugenia vient du Brésil et parle à peine anglais. Aujourd’hui, elle fait des petits traits de crayon sur ses jambes, puis sur le bras et le dos de Stony, qui habite à Bare Oaks depuis 17 ans à l’année longue. Sidi Chen, originaire de Chine et basé en Colombie-Britannique, fait de la peinture un peu plus classique, figurative. Il est vraiment drôle et gêné, contribuant au stéréotype malgré lui. Kim, ma préférée, s’occupe du bistro de Bare Oaks. Elle doit avoir dans la cinquantaine, cheveux courts blonds, m’appelle « love » comme Chez Jacqueline. On s’est connu dans la section fumeur.

L’expérience de Bare Oaks c’est aussi, pour la première fois aujourd’hui, pendant un instant, oublier la nudité, ne plus sentir sa présence.

Pour plus tard : une réflexion sur les paradoxes du naturisme. Ces gens disent vivre nu pour se rapprocher de la nature, ok. Mais la nature ici est transformée, banlieusardisée au possible, avec ses aires parfaitement gazonnées bien délimitées, ses chemins entretenus, ses fontaines dans les deux surfaces d’eau principales, ses mangeurs de burgers, ses buveurs de bière. Pourquoi ne pas juste dire qu'ils ont envie d'être à poil, comme ça sans fausse justification?